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Les nouvelles formes d’emploi en Europe

Mutations, enjeux et réponses sociales

L’emploi salarié à durée indéterminée, longtemps érigé en modèle dominant du travail en Europe, tend à céder du terrain face à une diversification croissante des formes d’activité. Freelances, autoentrepreneurs, travailleurs en portage salarial, membres de coopératives ou actifs sur plateformes numériques composent désormais un paysage professionnel complexe, à la croisée de l’indépendance et du salariat, de la souplesse et de la précarité.

Cette évolution s’inscrit dans un contexte de transformations profondes : mondialisation des échanges, digitalisation, individualisation des parcours professionnels, mais aussi reconfiguration des systèmes de protection sociale. Alors que ces formes d’emploi offrent une autonomie accrue à certains, elles fragilisent d’autres travailleurs, en particulier ceux privés d’un cadre contractuel protecteur. Comment concilier flexibilité professionnelle et garanties collectives dans l’Europe du XXIe siècle ? Cette question appelle une réflexion systémique sur les statuts, les droits et les politiques publiques à l’échelle européenne.

I. Typologie des formes d’emploi émergentes

1. Freelancing : autonomie contre insécurité

Le freelancing désigne l’activité indépendante exercée sans structure employeuse, souvent dans des secteurs qualifiés (informatique, design, communication). Il attire par la liberté de choisir ses missions, son organisation et ses clients. Pourtant, derrière cette autonomie se cache une insécurité structurelle : revenu instable, droits sociaux limités, dépendance économique potentielle à un ou deux clients majeurs. Selon Eurostat, les indépendants représentaient 13,5 % de l’emploi total dans l’UE en 2022, avec de fortes disparités selon les pays.

2. Portage salarial : un compromis structurant

Né en France, le portage salarial permet à des indépendants d’exercer leur activité tout en bénéficiant du statut de salarié. La société de portage facture les clients, reverse un salaire au professionnel, et assure les déclarations sociales. Le cadre juridique français (ordonnance de 2015, convention collective de 2017) sécurise cette forme d’emploi, qui connaît une diffusion dans d'autres pays (Belgique, Espagne). Ce modèle reste cependant coûteux, et son développement européen reste limité.

3. Micro-entrepreneuriat : simplicité administrative, vulnérabilité sociale

Le régime d’autoentrepreneur en France (micro-entreprise depuis 2016), le "regime forfettario" en Italie ou le "Kleingewerbe" en Allemagne permettent de créer une activité avec des démarches allégées. Ce statut attire particulièrement les jeunes et les publics en reconversion. Cependant, la faiblesse des cotisations conduit à des protections sociales limitées : pas de couverture chômage, retraite minimale, accès difficile à la formation.

4. Coopératives d’activité et d’emploi : mutualisation et accompagnement

Les CAE permettent de lancer une activité autonome tout en intégrant une structure coopérative qui mutualise les outils de gestion et offre le statut de salarié. Développées en France et en Belgique, elles offrent un cadre protecteur et un accompagnement pédagogique, en particulier pour les métiers de l’économie sociale, de la culture ou de la formation. Leur portée reste toutefois limitée, faute de reconnaissance uniforme et de soutien structurel.

5. Plateformes numériques : désintermédiation et nouvelles dépendances

Le travail via plateformes (Uber, Deliveroo, Fiverr…) s’inscrit dans une logique d’ultra-flexibilité : tâches courtes, mise en relation rapide, autonomie apparente. En réalité, les plateformes imposent souvent les conditions tarifaires et d’organisation, entraînant une dépendance algorithmique. Plusieurs pays ont réagi par des requalifications juridiques, comme en Espagne avec la « Loi Rider » (2021), ou via des jurisprudences en Italie et en France.

6. Formes hybrides : slashers, multiactifs, temps partagé

Enfin, de nombreux actifs cumulent plusieurs activités sous différents statuts. On parle de "slashers" pour désigner ceux qui sont à la fois salariés, freelances, formateurs ou artistes. Le développement du temps partagé (via des groupements d’employeurs) ou de l’intermittence reflète cette diversification des trajectoires, mais complique l’accès à des droits sociaux cohérents.

II. Les dynamiques d’essor de ces formes d’emploi

1. Quête d’autonomie et évolution des aspirations

De nombreux actifs cherchent aujourd’hui plus d’indépendance, un meilleur équilibre vie professionnelle / vie personnelle, ou la possibilité de choisir leurs missions. Le modèle de la carrière linéaire dans une grande entreprise séduit de moins en moins. Une enquête Eurofound (2020) montre que plus de 60 % des travailleurs souhaitent plus de flexibilité. Cette recherche de liberté est un moteur puissant du développement de ces formes d’emploi.

2. Transformation numérique et dématérialisation du travail

Les outils numériques ont facilité le travail à distance, l’indépendance logistique, la facturation automatisée et l’accès à des clients internationaux. Les plateformes de freelances ou de micro-tâches ont accéléré la mise en relation entre offre et demande, mais au prix d’une individualisation extrême des relations professionnelles.

3. Flexibilité recherchée par les entreprises

Pour les entreprises, faire appel à des indépendants permet d’adapter rapidement les effectifs, de réduire les charges salariales et de ne pas s’engager dans des contrats à long terme. Le recours à l’externalisation de compétences est ainsi devenu une stratégie fréquente dans de nombreux secteurs.

4. Soutien (ambivalent) des politiques publiques

De nombreux gouvernements ont encouragé l’auto-emploi via des incitations fiscales, des statuts simplifiés, et des politiques de soutien à la création d’activité. Mais cette stratégie, souvent pensée comme réponse au chômage, a parfois renforcé la précarisation de publics déjà fragiles.

5. La crise sanitaire, révélateur et accélérateur

La pandémie de Covid-19 a généralisé le télétravail, légitimé des formes d’activité indépendantes, et renforcé la quête de sens. Mais elle a aussi mis en lumière la fragilité des travailleurs indépendants et des autoentrepreneurs, souvent exclus des dispositifs d’urgence.

III. Enjeux critiques en matière de protection sociale

1. Une couverture inégale et insuffisante

Les travailleurs non-salariés accèdent rarement à une protection équivalente à celle des salariés : assurance chômage absente, retraite à cotisations faibles, couverture santé variable. L’architecture des systèmes européens reste largement centrée sur le salariat.

2. Statuts hybrides, dépendance déguisée

Certains travailleurs indépendants sont en réalité dans une situation de dépendance économique vis-à-vis d’un seul client, sans les protections du salariat. Les plateformes en particulier imposent souvent un pouvoir de contrôle unilatéral sans assumer les responsabilités juridiques de l’employeur.

3. Inégalités renforcées pour les publics vulnérables

Les jeunes, les femmes, les personnes issues de l’immigration ou en reconversion sont surreprésentés parmi les indépendants précaires. Les inégalités d’accès à la protection sociale, aux congés, ou à la formation contribuent à renforcer leur vulnérabilité.

4. Accès limité à la formation et à la représentation collective

Malgré quelques dispositifs (CPF pour les indépendants en France), les droits à la formation sont difficiles à mobiliser. Les indépendants sont aussi souvent isolés, sans syndicats ni conventions collectives, même si des collectifs de freelances et des plateformes coopératives commencent à émerger.

IV. Réponses institutionnelles et perspectives d’harmonisation

1. Réglementation du portage salarial : un cadre structurant à diffuser

Le portage salarial est l’un des rares modèles d’emploi hybride à avoir fait l’objet d’une codification juridique claire. En France, il est reconnu depuis 2008, puis encadré par l’ordonnance du 2 avril 2015 et une convention collective sectorielle en 2017. Ce cadre permet aux professionnels autonomes d’exercer une activité indépendante tout en accédant à la protection sociale complète des salariés : retraite, assurance chômage, prévoyance, droit à la formation.

Ce statut est particulièrement développé dans les secteurs du conseil, de la formation, de l’ingénierie ou du numérique, où l’expertise individuelle constitue la principale valeur ajoutée. Le portage salarial y permet à de nombreux professionnels d’exercer leur activité sans créer de structure juridique, tout en bénéficiant de la protection du régime salarié. Dans plusieurs grandes métropoles, des écosystèmes locaux se sont constitués autour de cette modalité d’emploi, favorisant l’ancrage territorial des indépendants. Dans les grandes villes françaises, là où la concentration d’écoles d’ingénieurs, de pôles universitaires et de pépinières d’entreprises favorise l’émergence d’un vivier d’experts autonomes. Dans la région des Hauts-de-France par exemple, des dispositifs de proximité et des solutions de portage salarial à Lille leur offrent un cadre structurant pour développer leurs missions tout en sécurisant leur parcours professionnel.

Dans d’autres pays européens, des formes proches existent, comme les umbrella companies au Royaume-Uni, les empresas de porteo en Espagne ou les sociétés de gestion salariale en Belgique. Toutefois, l'encadrement juridique reste hétérogène, et souvent moins protecteur qu’en France. Une diffusion encadrée du modèle pourrait constituer une réponse concrète aux besoins de sécurisation des trajectoires professionnelles non salariées à l’échelle européenne.

2. Encadrement du travail via plateformes : entre contentieux et convergence

Le développement des plateformes numériques a suscité de nombreux contentieux juridiques. En Espagne, la « Loi Rider » adoptée en 2021 impose aux plateformes de livraison de requalifier leurs livreurs comme salariés, mettant fin au statut de faux indépendant dans ce secteur. En Italie, des décisions judiciaires ont reconnu un lien de subordination entre des plateformes et leurs travailleurs.

En France, la jurisprudence de la Cour de cassation (arrêt Uber, 2020) a établi que le contrôle algorithmique exercé par la plateforme pouvait constituer une subordination juridique. Toutefois, aucune loi générale n’a encore requalifié automatiquement l’ensemble des travailleurs de plateforme.

Face à ces divergences nationales, la directive européenne sur les travailleurs des plateformes, adoptée en 2024, représente une avancée majeure. Elle prévoit une présomption de salariat lorsque cinq critères objectifs sont réunis : contrôle de l’horaire, du tarif, de l’exclusivité, des sanctions et du comportement professionnel. Cette directive vise une harmonisation progressive des droits, tout en laissant une certaine souplesse aux États membres pour adapter l’application selon les contextes nationaux.

3. Coopératives d’activité : laboratoires d’emploi hybride

Les coopératives d’activité et d’emploi (CAE) constituent un modèle singulier d’entrepreneuriat collectif. Elles permettent à des personnes de développer leur propre activité tout en intégrant une structure coopérative mutualisant la gestion administrative et offrant le statut de salarié en CDI.

Ce modèle est particulièrement implanté en France, avec plus de 150 structures regroupées dans des réseaux tels que Coopérer pour Entreprendre. En Belgique, SMart ou JobYourself remplissent un rôle comparable. Ces coopératives s’adressent à des publics divers : artistes, artisans, formateurs, consultants, travailleurs précaires, etc. Elles combinent sécurité salariale, accompagnement personnalisé et logique solidaire, offrant un véritable écosystème de transition vers l’indépendance stabilisée.

Cependant, la diffusion de ce modèle reste marginale à l’échelle européenne. Les freins résident dans la méconnaissance institutionnelle, le manque de statut juridique unifié, et des obstacles liés au financement ou au régime fiscal. Une meilleure reconnaissance des CAE pourrait renforcer l’emploi hybride, en particulier pour les publics les plus éloignés de l’emploi traditionnel.

4. Droits sociaux portables et personnalisés : vers un nouveau paradigme

Face à la fragmentation des parcours professionnels, un nombre croissant de voix plaident pour une refonte des systèmes de protection sociale fondée sur des droits attachés à la personne et non au statut contractuel. Il s’agirait de garantir à tout actif un socle de droits sociaux essentiels (formation, retraite, santé, représentation), activables tout au long de la vie, quel que soit le statut d’emploi.

En France, le Compte Personnel d’Activité (CPA), bien qu’imparfait, amorce cette logique de portabilité des droits. En Finlande, des comptes de transition sont expérimentés pour accompagner les reconversions professionnelles. À l’échelle européenne, l’idée d’un numéro de sécurité sociale européen, évoqué par la Commission européenne, pourrait permettre de suivre les droits sociaux d’un individu à travers les frontières, facilitant la mobilité tout en renforçant l’inclusion.

La portabilité des droits constitue un levier clé pour répondre à l’hétérogénéité croissante des formes d’emploi. Elle appelle une refonte des politiques sociales, mais aussi une coopération accrue entre États membres, afin d’éviter que la flexibilité du travail ne se traduise par une insécurité durable.

Pour un contrat social adapté à la pluralité du travail

Les nouvelles formes d’emploi ne constituent ni une dérive, ni une solution miracle, mais un symptôme d’une transformation profonde du rapport au travail. Elles posent une double exigence : préserver les libertés professionnelles tout en garantissant une sécurité économique et sociale suffisante.

L’Europe doit relever ce défi en repensant ses systèmes de protection sociale autour de la personne active, non du statut contractuel. Cela suppose une refonte des droits, une reconnaissance juridique des statuts hybrides, et une coopération renforcée entre États membres.

En somme, il ne s’agit pas d’opposer flexibilité et protection, mais de construire un modèle qui les articule, dans un esprit de justice sociale, d’adaptabilité et de solidarité européenne.

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